Prolongation de la durée de protection générale du droit d’auteur en vertu de l’ACEUM

Carte du Canada avec logo du domaine public

À l’issue de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), négocié en secret avant d’être imposé en bloc au législateur national, le gouvernement fédéral a consenti à prolonger de 20 ans la durée de protection du droit d’auteur. Par cette décision, il a bradé le domaine public canadien au détriment des Canadiennes et des Canadiens. Voici ce que le Café des savoirs libres a répondu à cette consultation expéditive1, « sur la façon de mettre en œuvre l’engagement du Canada de prolonger la durée de protection générale du droit d’auteur ».


Montréal, le 11 mars 2021

Objet : Consultation sur la façon de mettre en œuvre l’engagement du Canada de prolonger la durée de protection générale du droit d’auteur en vertu de l’ACEUM

M
essieurs les ministres Champagne et Guilbeault,

Nous partageons avec les Canadiens, les Canadiennes et avec vous notre point de vue ainsi que des recommandations sur ce sujet capital dans le cadre de cette consultation pour laquelle un mois seulement a été accordé.

Contexte

Le Canada a consenti, en vertu de l’article 20.H.7 de l’Accord Canada–États-Unis-Mexique (ACEUM), à prolonger la durée de protection générale du droit d’auteur de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur. 

Philippe-François Champagne (ministre de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie) et Steven Guilbeault (ministre du Patrimoine canadien) proposent maintenant une consultation publique visant à « déterminer s’il y a lieu d’adopter des mesures d’accompagnement pour atténuer les répercussions possibles de cette durée de protection prolongée. » Il ne s’agit pas ici, comme le suggère ce discours, de répercussions possibles : cette entente est appelée, de façon certaine et irrévocable, à éroder le domaine public au préjudice des Canadien.ne.s.

Une vraie démarche?

Les termes de la consultation, excessivement courts, nous font douter du sérieux et de la sincérité de cet exercice qui se veut démocratique. D’autant plus qu’il s’agit d’enjeux légaux et techniques pour lesquels les citoyen.ne.s, notamment les créateurs et les créatrices, sont peu ou pas informé.e.s au risque d’être abusé.e.s dans ce débat.

Les œuvres du domaine public sont des communs sociaux, des choses immatérielles inappropriables, nécessaires à la reproduction longue de la vie humaine. Elles ne sont pas des choses privées dont le gouvernement peut disposer à sa guise surtout pour limiter de façon croissante au fil des années le pouvoir de tou.te.s au profit de l'économie de rente de quelques-uns qui ne sont pas même des créateurs ou des créatrices et des ayants droit. Le Canada avait résisté jusqu'à présent à la pression des États-Unis, car il était conscient et sensible jusqu'alors au fait qu'une restriction du domaine public irait à l’encontre de l'intérêt de l'ensemble des Canadie.n.ne.s.​​​​​​​

Le gouvernement prétend que ces nouvelles conditions vont permettre d'« élaborer un cadre du droit d’auteur favorisant un marché vigoureux » mais il n'avance pour le justifier aucune étude ou donnée probantes. Au contraire, de nombreuses données démontrent que la vigueur du domaine public est un levier économique ainsi qu'un moteur important pour l'industrie du livre et de la culture. On peut consulter plus bas plusieurs sources permettant de soutenir ce point de vue.

La prolongation de 20 ans de la durée des droits patrimoniaux relatifs au droit d’auteur a des implications directes au plan culturel. Les répercussions concernent tout autant les arts de la scène, les concerts, les bibliothèques, les musées ou les expositions. La prolongation des droits d’auteur de 20 ans restreint le nombre d’œuvres d’artistes du domaine public et engendrera un fardeau financier important pour les institutions culturelles qui voudraient présenter les œuvres de ces artistes pour la rémunération d’ayants droit. Déjà nombre de musées renoncent, par exemple, à publier des collections en ligne en raison des coûts associés à la rémunération des ayants droit, ce qui entraîne une sous-représentation de l’art canadien sur le web.

Ces dispositions vont aggraver une situation déjà défavorable et entraver encore l'enrichissement de l'héritage culturel canadien dans les collections des bibliothèques et des archives, gardiennes de ces communs, de même que freiner des projets de numérisation, de découverte et de valorisation qui, autrement, auraient contribué au rayonnement de la culture canadienne dans l'environnement numérique. Plus que tout autres, les communs du domaine public -— en raison de l'accès libre qu'ils permettent et de leur fonction symbolique — incarnent la définition même d'une culture partagée par les Canadien-ne-s et assurent la citoyenneté culturelle.

Au plan éducatif, cette prolongation aura également des conséquences délétères sur le périmètre des œuvres qui pourront être présentées aux élèves et aux étudiant.e.s. Face au risque financier de contrevenir au droit d'auteur, malgré l'exception accordée dans le contexte de l'éducation, les œuvres ne sont pas montrées, ni exploitées à leur plein potentiel dans les salles de classe. Le monde de l'éducation, par la voix de l'UNESCO, fait grand cas aujourd'hui des ressources éducatives libres; or les manuels et les contenus du domaine public constituent un gisement précieux de ces dernières. L'utilisation et l’adaptation requises de ce patrimoine scientifique et pédagogique seront compromises et échapperont aux communautés éducatives.

Les membres du Café des savoirs libres veulent souligner que les œuvres des femmes seront particulières affectées par ces dispositions. L'accès des femmes aux moyens de production culturelle, notamment, ayant été péniblement acquis au cours du siècle dernier, nous avons constaté le défi qui consiste à identifier les nouvelles entrantes dans le domaine public canadien. Ce n'est qu'au cours des toutes dernières années que l'on a pu, progressivement, commencer à entrevoir une présence plus marquée des œuvres de femmes — quoiqu'elles soient toujours proportionnellement, et de manière notable, en nombre plus faible dans le domaine public canadien.

Leur venue a permis d’apporter une diversité nouvelle dans l'héritage culturel canadien. L'extension de la durée du droit d'auteur va brutalement mettre un terme à cette ouverture qui favorisaient une mise en visibilité progressive des œuvres des femmes et, particulièrement, une représentation des créatrices canadiennes car la recherche démontre que les œuvres du domaine public sont davantage publiées, imprimées, avec plus d’éditions différentes pour chaque production (Heald, 2007).

Cette mesure de protection du droit d'auteur est un geste d'une grande violence symbolique à l'égard des créatrices qui seront maintenues dans les limbes de l’oubli. Essentiellement occupé par les auteurs et les créateurs, le domaine public canadien va se perpétuer en tant que domaine public masculin; ces deux décennies vont amplifier un retard, déjà inacceptable aujourd’hui, qui creusera encore l’écart entre les unes et les autres.

Ce traitement inéquitable concerne aussi la situation des créateurs racisés et, de manière encore plus aiguë, il institue l'exclusion des créatrices racisées du domaine public canadien pour plusieurs générations. Cette politique qui se joue contre les créatrices et les autrices constitue un exemple patent d’obstacle systémique.

Pour les Canadie.n.ne.s, il s'agit d'une réelle régression. En retardant l’accès à toutes les œuvres du domaine public pour 20 ans supplémentaires, ce sont une très grande majorité des œuvres — dépourvues de valeur commerciale bien que dotées d’une valeur réelle pour l’éducation et la culture — qui seront cadenassées au détriment de l'immense majorité des canadienn-e-s, ayants droit ou simples citoyen.e.s, davantage intéressé.e.s par la notoriété et l'utilisation de ces œuvres que les quelques dollars éventuellement générés par d'hypothétiques droits d'auteur.

Les membres du Café des savoirs libres sont, par conséquent, extrêmement préoccupés par ce projet de prolonger la durée de protection générale du droit d’auteur de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur. Les options proposées dans le cadre du document de consultation ne sont guère utiles en regard des impacts négatifs et des nuisances anticipées. Par ailleurs, elles imposent, dans la plupart des cas, aux institutions le fardeau ingérable des recherches et des vérifications à la pièce.

Des recommandations pour des mesures de mitigation et d’accompagnement

En réponse à cette aliénation du domaine public canadien par le gouvernement, les seules options qui apparaissent désormais disponibles consistent à mitiger ces dommages en exigeant les conditions minimales suivantes :

  1. Une obligation d’enregistrement pour l’extension de 20 ans du droit d’auteur (à l’instar de la proposition de la Fédération canadienne des associations de bibliothèques (FCAB)) qui est la seule option ayant le potentiel de maintenir les équilibres entre le droit et l’intérêt public. Mais, nous précisons que cette demande de prolongation pour le Canada doit être faite par les héritiers et héritières des droits, et non pas par les groupes qui ont acheté des monopoles de distribution.
    1. Une piste à explorer consisterait à dire que, dans la mesure où « un héritier ayant droit » aurait le moyen de bloquer l’accès à une œuvre pour les 38 millions de personnes vivant au Canada pour vingt nouvelles années, il ne paraît pas déraisonnable de poser que cette demande ne soit pas de l’ordre d’une gracieuseté. La méthode de calcul à suivre pourrait être un exercice laissé aux lecteurs et lectrices suivant un processus à déterminer : indexé sur le nombre de demandes d’exploitation envisagées, multipliées par les prix couramment pratiqués par le marché, par exemple, ou par le biais d’une permission à recourir au socio-financement.
    2. Une autre possibilité serait de bloquer les monopoles de diffusion pour ces vingt dernières années : les héritiers ayants droit fixent une valeur commerciale à la diffusion de leur œuvre et toute personne est automatiquement autorisée à procéder à une diffusion commerciale en redistribuant directement à ceux-ci une part fixée à l’avance des revenus générés. Cette mesure aurait deux avantages : Casser les nouvelles fermes de diffusion (telles que Netflix, Xbox Game Pass, …) qui obtiennent des monopoles de diffusion sur un nombre croissant d’œuvres, et obliger à penser l’exploitation des œuvres différemment en fonction de leur nature. On ne rentabilise pas un texte de la même manière qu’une peinture ou un code source de logiciel.
  2. un élargissement des conditions d’utilisation des œuvres orphelines et des œuvres inaccessibles sur le marché​​​​​​​ (dans l’esprit de l’option no. 3 du document de consultation) et ce, pour l’ensemble des organisations culturelles ou des communautés éducatives ⎼ et non seulement pour les institutions de mémoire;
  3. que les bibliothèques, les archives, les musées assument une responsabilité plus intentionnelle et procurent une meilleure accessibilité aux œuvres formant le domaine public, sans jamais insérer des barrières ou des verrous technologiques; que ces institutions jouent aussi un rôle plus actif dans l’identification, la description, la préservation, la diffusion du domaine public, et soutiennent la participation des publics à ces communs;
  4. que les conditions liées à l’utilisation équitable soient revues et étendues ,mais aussi;
  5. que le recours à ces mécanismes soit encouragé et facilité par des dispositifs d’accompagnement, pour les utilisateurs et les utilisatrices des milieux éducatifs qui, actuellement, sont plus désemparés et démunis que jamais face aux complications procédurières et légalistes qui compromettent l’utilisabilité de l’exception pédagogique.

Les membres du Café des savoirs libres tiennent cependant à rappeler aux responsables de cette consultation et au gouvernement qu’aucune mesure de mitigation ne pourra jamais remédier aux dommages irréparables que cette concession et cette renonciation aux communs, si opposée à l’intérêt public, à la soutenabilité et même à l’économie, auront causées.

Ils et elles partagent avec ceux-ci et les citoyen.ne.s  le Nouveau Manifeste pour le Domaine Public  pour une compréhension plus sensible de ces enjeux.

Carte du Canada avec logo du domaine public

Références

Commission de la productivité du gouvernement australien. Intellectual Property Arrangements (accords sur la propriété intellectuelle), n° 78. 23 septembre, 2016. https://www.pc.gov.au/inquiries/completed/intellectual-property

Buccafusco, C. et Heald, P. J. « Do Bad Things Happen When Works Enter the Public Domain? : Empirical Tests of Copyright Term Extension ». Berkeley Technology Law Journal, 28(1), 1-43, 2013. https://www.jstor.org/stable/24120609.

Heald, P. J. « Property Rights and the Efficient Exploitation of Copyrighted Works: An Empirical Analysis of Public Domain and Copyrighted Fiction Best Sellers ». UGA Legal Studies Research Paper No. 07-003, 2nd Annual Conference on Empirical Legal Studies Paper, 2007. https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=955954

Heald, P. J. et Erickson, Kristofer and Kretschmer, Martin, The Valuation of Unprotected Works: A Case Study of Public Domain Photographs on Wikipedia (4 février, 2015). SSRN: https://ssrn.com/abstract=2560572 ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2560572

Hollander, Abraham, Assessing Economic Impacts of Copyright Reform on Selected Users and Consumers. IndustryCanada, Ottawa, 2005.

Posner & Landes. The Economic Structure of Intellectual Property Law. Harvard University Press, 2003.

Notes et liens complémentaires

  1. Initialement ouverte du 11 février au 12 mars 2021 seulement, elle a été prolongée à la dernière minute jusqu’au 31 mars…